Ce post de blog est la version longue d’un article écrit pour la Revue Projet, dans le cadre d’un numéro sur la citoyenneté (« le citoyen empêché ? »), qui s’interroge sur le rôle du citoyen dans un monde aussi interdépendant, sur l’articulation de son action ici avec le global.
Dans cette réflexion autour de la réinvention de l’investissement politique, on m’a demandé d’apporter un témoignage autour de mon choix de m’installer comme « néo-paysanne », avec les questions suivantes :
« le vois-tu comme une façon de faire sécession, de vous protéger, comme une démonstration par l’exemple qu’un autre mode de vie est possible et souhaitable, comme une démarche éminemment politique... ? Au fond, vois-tu ton choix de vie comme une façon d'exercer ta citoyenneté ? »
Une fois lancée, j’ai eu d’énormes difficultés à rédiger un « court article »…. En voici donc la version longue, qui ainsi trouve sa place sur ce pauvre blog sous-alimenté !
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Je m’appelle Marguerite, j’ai 31 ans. J’ai poussé dans le béton de la banlieue parisienne, avant de me transplanter dans différentes villes – Paris, Bogotá, Barcelone – où j’ai développé une conscience de citoyenne du monde, indignée par les inégalités Nord-Sud. Convaincue que dans l’économie internationale se tenaient les tenants et aboutissants de l’Injustice Mondiale, c’est dans ce domaine que j’ai choisi de me spécialiser à Sciences-Po Paris, en étudiant particulièrement les migrations dites « économiques ». Diplôme en poche, j’ai travaillé ensuite dans une ONG qui soutenait des projets de développement.
Cependant, j’étais assaillie par le doute. Diverses expériences en Amérique Latine (où j’ai vécu presque 3 ans) et en Afrique ont questionné le fait que le système économique mondial soit la véritable cause de tant de misère – même s’il en perpétue la structure. En particulier : comment se peut-il qu’en une seule génération, certaines cultures centenaires ou millénaires en viennent à délaisser toute la richesse de leur mode de vie et de leurs traditions pour aller s’entasser dans les bidonvilles autour des grandes métropoles? Pourquoi tant d’hommes et de femmes abandonnent leur communauté, leur famille, pour aller travailler dans des conditions proches de l’esclavage dans les serres de l’agriculture andalouse ? Certains le font parce qu’ils y sont contraints ; mais la quasi totalité de ceux que j’ai connus le font en recherche d’une « vie meilleure »… Meilleure pour qui ? Et meilleure pour quoi, quand elle est le plus souvent synonyme d’exploitation, perte d’identité et éloignement des proches ?
Quant à la coopération au développement, elle m’apparut rapidement aussi pernicieuse, en dépit (ou même justement à cause?) de ses bonnes intentions, en perpétuant l’idéologie qui veut qu’il y ait des pays « pauvres » qui devraient se « développer », en suivant en cela la voie – et les valeurs - de nos pays dits « développés ». Dans le fond, ce qui permet véritablement que des peuples entiers se soumettent au diktat du commerce international et acceptent des conditions de travail (et de vie) déplorables, c’est l’adhésion au rêve américain, une idéologie matérialiste qui a balayé la planète entière en moins d’un siècle et qui a persuadé des milliards d’êtres humains d’abandonner leurs systèmes de valeurs pour une unique profession de foi : « PLUS, C’EST MIEUX » (qui se trouve aussi être la base de notre modèle d’analyse microéconomique!) Cette idéologie de la supériorité d’un certain mode de vie occidental, qui trouve ses racines historiques dans la colonisation, est aujourd’hui colportée par des moyens de communication extrêmement puissants, comme la télévision : qui n’a pas passé des heures, dans n’importe quel pays d’Afrique ou d’Amérique Latine, à regarder des séries mettant en scène des personnages incarnant tous les rêves consuméristes, grandes villas, beautés créées de toutes pièces par la chirurgie esthétique, grosses voitures… ?
Et sans aller chercher si loin, car il ne s’agit pas seulement de critiquer ces « pauvres » qui veulent devenir riches : chez nous, dans les pays occidentaux, chez les riches, qui est véritablement prêt à renoncer à des éléments de « confort » pour se mettre au diapason de ses principes de justice sociale et de respect des droits de l’homme?
Je pensais d’abord que le nerf de la guerre était économique ; je crois désormais qu’il est culturel et idéologique, et que les premiers changements à produire ne sont pas tant au niveau des mégastructures (OMC, etc.), mais dans nos têtes, et particulièrement dans nos stratégies individuelles de recherche du bonheur.
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Aujourd’hui, je me suis enracinée à l’orée du Piémont Pyrénéen, sur un terrain de 4,5 hectares de bois et de prairies baptisé « Can la Haut ». Je vis avec mon compagnon et nos trois filles dans une cabane aux murs de terre, construite grâce à l’aide de nombreux amis. Nous cultivons environ 7.000 m² de légumes et de fruits, pour notre consommation et pour la vente sur le marché local (essentiellement des paniers, l’épicerie du village et la cantine d’une école voisine), sous la mention Nature&Progrès. Nous animons également des stages autour de cet art de vivre qu’est la permaculture, et je continue à faciliter ponctuellement des ateliers autour des techniques participatives et de la facilitation de processus collectifs. Nos activités nous laissent suffisamment maîtres de notre temps pour nous permettre de ne pas scolariser nos trois enfants et de les accompagner dans « l’école de la vie », en collaboration avec d’autres familles, voisins et amis.
Depuis notre installation en 2012, de nombreuses personnes sont passées à Can la Haut pour des séjours plus ou moins longs : wwoofers, stagiaires, ou tout simplement des personnes désireuses de partager avec nous un bout du chemin de leur vie. C’est cette « famille élargie », en plus des réseaux d’entraide avec les voisins, qui nous rend possible de concilier tant d’activités, afin de couvrir l’essentiel de nos besoins en autonomie – une autonomie solidaire et collective, comme elle l’a toujours été dans le mode de vie paysan (attention, ne pas confondre « paysan », « agriculteur » et « exploitant agricole »!!! mais c’est un autre sujet...)
Inspirés par l’éthique et les principes de la permaculture, le plupart des choix de notre mode de vie sont guidés par la question suivante : quelles sont les implications concrètes de mes actes ? Si nous essayons de produire, d’échanger ou de récupérer une grande partie de ce que nous consommons, c’est d’abord pour éviter de soutenir une économie industrielle à échelle mondiale. Nous essayons de maintenir une conscience la plus aiguë possible des humains qui se trouvent en bout de chaîne de nos actes de consommation quotidienne. J’aime transformer l’adage altermondialiste « Penser global, agir local » par celui-ci : Pensons global (où ces crevettes ont-elles été pêchées ou élevées, avec quel impact sur l’environnement et les communautés locales, quelles conditions de vie pour les travailleurs, et où ont-elles été décortiquées et par qui ?...), agissons dans notre cuisine !
Même si le monde a besoin d’idées, de débats et de revendications, toutes ces paroles sont sans effet si elles ne se traduisent pas en actes concrets et quotidiens. Or, quoi de plus concret que ce que nous ingérons 3 ou 4 fois par jour ?… Comme l’a si joliment dit Gandhi, il s’agit donc de "vivre simplement, pour que d’autres puissent simplement vivre".
Comme de nombreux partisans de la simplicité volontaire (quoique je préfère le nom plus subversif de « pauvreté heureuse » ), je crois profondément qu’en cultivant une partie de ma nourriture, en me préoccupant d’où provient celle que je ne produis pas et en renonçant à celle qui n’est pas en accord avec mon éthique, en construisant ma maison avec des matériaux naturels ou recyclés, en accouchant à la maison et en lavant les couches de ma fille de 5 mois, je fais de la politique !!! (je le rappelle à ma conscience tout spécialement quand je suis en train de laver les couches…)
Mais aussi, vivre simplement en limitant au minimum les besoins monétaires, c’est vivre plus libre. Tant de gens autour de nous « aimeraient » mais « ne peuvent pas », car pas d’argent, pas de temps (car il faut vendre son temps en échange d’argent)... et aussi beaucoup de peur de sortir des sentiers battus. Et au final, c’est beaucoup plus facile de se dire « je dois » et « je ne peux pas » plutôt que « je choisis ». Être citoyen, c’est prendre la responsabilité de notre vie et donc assumer nos choix. Notre mode de vie n’est pas un modèle (car il ne s’agit pas de substituer une norme à une autre norme!) mais il peut être inspirant, surtout en rappelant à ceux qui l’oublient qu’on a le choix. Et que d’autres choix sont possibles – j’en conviens, plus ou moins faciles selon les circonstances et les individus. Mais possibles.
Ainsi, en me réappropriant l’organisation de mes journées (chose ardue, après plus de 22 ans de scolarité/profession salariée passée à exécuter des ordres et remplir les objectifs définis par un supérieur hiérarchique !), en partageant le temps de mes filles (les citoyennes de demain) et en prenant le temps d’analyser la manière dont je communique avec elles et avec mon compagnon, en discutant avec nos voisins, clients, stagiaires, j’exerce ma citoyenneté. Depuis plusieurs années, je m’intéresse beaucoup à la Communication NonViolente, partageant avec son fondateur Marshall Rosemberg la conviction que nos paroles et nos actes de communication contribuent concrètement à la paix (ou à la violence) sur Terre.
Somme toute, nous avons choisi de vivre à la marge, puisque beaucoup de nos choix vont à contre-courant de la norme incarnée par la majorité de nos concitoyens. Mais qui peut nier l’importance de la marge dans une société ? Historiquement, de nombreux changements sociaux y sont nés. C’est une application du principe permaculturel de l’ « effet de bordure » qui explique que c’est à la marge d’un écosystème et au point de rencontre entre deux milieux qu’on trouve la biodiversité la plus foisonnante... Cet espace de rencontre est un des piliers de notre projet de vie, de par sa dimension d’accueil (wwoofers, stagaires, etc.) et de par son insertion dans le tissu social, associatif et économique local.
Enfin, pour finir… La décolonisation des esprits est une tâche titanesque, et comme tout un chacun, nous sommes pétris de contradictions. La recherche de cohérence est un élément clé de nos vies, sans pour autant que nous soyons parfaits, loin de là !!! Il ne s’agit pas de s’ériger en exemple ni, encore une fois, de substituer une norme à une autre en prônant la supériorité d’un mode de vie. Mais, pour citer encore Gandhi (qui décidément était un type inspirant), il s’agit simplement de tenter en toute humilité d’ « être le changement que nous voulons voir dans le monde ».