Cela fait maintenant 6 ans qu’à Can la Haut, nous travaillons pour améliorer la fertilité de notre sol, initialement aux antipodes de ce que l'on considère une "bonne terre maraîchère". Dans cet article, nous souhaitons partager quelques réflexions et surtout notre expérience autour du rôle joué par les apports de matière organique, dans un contexte de "maraîchage sur petite surface" inspiré par les principes de la permaculture, sans outil thermique ni irrigation.
A l'automne 2012, nous avons trouvé une prairie de fauche, sans aucun apport de matière organique depuis plus de 20 ans, et avec une texture de sol «argileux-argileux» (35% d'argile ou plus).
Au début de notre activité, nous nous sommes beaucoup activés pour obtenir de grandes quantités de matière organique. Et cette fabuleuse matière est arrivée en abondance et gratuitement, pendant les deux premières saisons agricoles. Deux années de concentration sur notre parcelle de la quasi-totalité de la tonte de gazon produite dans les 4 hectares d'espaces verts de notre municipalité, ainsi que des feuilles mortes et une douzaine de balles de foin moisies provenant de nos voisins éleveurs.
Tout cela concentré sur nos 7 000 m² de cultures mixtes d'arbres fruitiers et de légumes, sans compostage préalable, étalé directement sur la parcelle sous forme de paillage. Soit comme « mulch d’ ouverture de parcelle », sur une épaisseur de 25 cm, pour occulter et étouffer la prairie en place (voir photo ci-contre);
soit comme « mulch d’entretien » sur les parcelles déjà en culture, sur une épaisseur d’environ 10 cm. Tout cela renforcé par des apports localisés de compost (de déchets verts, de fumier de vache et de cheval) sur la ligne ou dans les trous de plantation : environ 10 T / ha / an.
Toute cette abondance de matière organique provenant de l'extérieur au cours des deux premières années a permis à notre système de démarrer dès la première saison avec des résultats très corrects pour la plupart des cultures, en partant d'un sol très éloigné au niveau de la structure et de la fertilité de ce que nous pouvons considérer comme une bonne terre maraîchère...
Cependant, au troisième printemps, un changement au niveau de la politique municipale de gestion des déchets verts a fait disparaître du jour au lendemain notre source inépuisable de fertilité gratuite. Et il ne s’agissait pas seulement de fertilité : la gestion de l’eau et des adventices se trouvait tout aussi affectée, puisque nous étions privés de notre source de « mulch » (ou paillage) qui facilitait la gestion de l’enherbement et permettait à notre sol argileux de conserver l’humidité printanière presque tout au long de la saison d’été...
Aujourd'hui, 4 ans plus tard, je suis heureux de la façon dont les choses se sont passées, car ce problème d’ "intrants" a fait évoluer nos techniques et notre approche agronomique de la problématique du maintien de la fertilité, sans recourir à des intrants permanents extérieurs au système.
Dans le mouvement MSV (Maraîchage sur Sol Vivant) et toute la dynamique autour des micro-fermes et du maraîchage sur petite surface, grand cas est fait des apports de matière organique. C'est le Saint Graal, la pierre angulaire d'un système agricole qui nous permet de nous passer du travail mécanique de préparation du sol, de réduire les apports en eau et de produire des cultures tellement vigoureuses qu’elles n’ont plus besoin de traitements phytosanitaires... Et je ne le nierai pas : malgré quelques nuances, notre expérience lors des deux premières saisons a confirmé la plupart de ces affirmations.
Mais on parle peu de la durabilité des systèmes qui dépendent de grandes quantités de matière provenant de l’extérieur (environ 100 T / ha / an). Des systèmes comme le nôtre les premières années, il y en a eu et il y en aura. Certains contextes, exceptionnels le permettent, que ce soit de façon naturelle (cumul de matière organique transportée par l'eau, le vent ou des animaux vivants, dans de grandes quantités et sur une petite surface, peuvent accroître la fertilité de celle-ci de façon extraordinaire) ou dans des environnements façonnés par l’activité humaine (zones de création massive de déchets organiques, sous-produits de processus de transformation tels que des cosses de fruits, restes de presse et traitement de grains, etc.). Ou comme ça a été le cas des célèbres maraîchers de la ceinture parisienne, qui ont bénéficié du fumier de cheval en abondance, durant toutes les années d’utilisation de la traction animale dans la capitale.
Dans ces cas particuliers, l’importation massive de matière organique est, de mon point de vue, justifiée par l’opportunité de bénéficier à un coût nul d’un produit considéré comme un déchet, voire une possible pollution. Et qui avec un faible coût énergétique peut arriver en abondance à notre agrosystème, pour y injecter une grande quantité de nutriments et d'énergie. Mais attention, rappelons-nous aussi que tout excès peut être néfaste. En amoncelant des tonnes de compost ou de fumier, aussi bio qu’il soit, nous pouvons aussi créer des problèmes environnementaux comme de forts taux nitrates dans les nappes phréatiques ou des aliments de mauvaise qualité (les mêmes nitrates peuvent se retrouver dans certains légumes particulièrement susceptibles de les concentrer dans leurs tissus, tels que les légumes feuilles, les cucurbitacées, etc.)
Au-delà de ce risque, que l’on peut résumer par l’adage populaire : "la dose fait le poison !", une autre question se pose : si nous ne trouvons pas dans l’un de ces "cas privilégiés", comment pouvons-nous faire en sorte que nos cultures exigeantes (la plupart des légumes, maïs, pommes de terre, etc.) obtiennent les nutriments dont elles ont besoin, avec une dépense d'énergie minimale de notre part et sans devoir utiliser des engrais de synthèse industrielle?
La solution consiste à élargir au maximum notre vision, afin de détecter toutes les opportunités présentes "naturellement" sur notre terrain ; et afin d’adopter des stratégies qui nous permettent de fixer dans notre sol les nutriments et l’énergie disponibles. Ces stratégies sont diverses et généralement connues depuis longtemps, comme la combinaison avec l'élevage; la mise en places de haies dont la taille régulière génère de la biomasse, apporte aux cultures des nutriments puisés en profondeur et protège les sols de l’érosion ; ou encore les cultures intercalées d’engrais verts, qui optimisent les capacités photosynthétiques de la parcelle...
Dans notre cas, après la fin de l'âge d'or de la matière organique gratuite et abondante, nous avons mis en place des mesures qui, après 4 ans de tests, ont donné de bons résultats.
Avant de les exposer, je voudrais rappeler que notre système présente plusieurs particularités: notre ferme est située au sommet d'une colline à 350 m d’altitude, sur un terrain exposé Sud-Est, dans un climat océanique marqué par d’assez fortes précipitations et des fréquentes périodes de sécheresse, sans possibilité d'irrigation régulière: pas de source d’eau autre que l’eau de pluie que nous collectons et stockons pour une irrigation minimaliste dans la serre; ainsi qu’un arrosage possible au moment de la plantation, si la pluie ne nous accompagne pas.
Ce à quoi il faut ajouter que nous avons d'emblée opté pour des techniques de culture sans labour mécanique : tout le travail s’effectue manuellement, sans outil thermique ni électrique.
Nous produisons des cultures "faciles" et de consommation régulière qui peuvent assurer une partie importante de notre alimentation (recherche d'autonomie alimentaire), en plus de générer des excédents pour la vente en local (activité commerciale à petite échelle, qui génère cependant un revenu suffisant pour que nous puissions "en vivre", c'est à-dire qui couvre l'essemble des besoins monétaires de la famille)
Dans ce contexte, nous avons compensé la pénurie de matière organique pour le mulch (ou paillage) en concentrant l’utilisation des matériaux disponibles (feuilles et tonte récupérée auprès des voisins et sur notre parcelle, quelques bottes de foin avariée, et un peu de litière forestière des bois avoisinant la parcelle (voir photo ci-contre) sur certaines cultures (tomates, courgettes, courges, et dans une certaine mesure haricots verts et poireaux).
Pour ouvrir une nouvelle parcelle de culture ou pour la destruction de certains engrais verts, nous utilisons des bâches d’occultation (bâche d’ensilage noire de polyéthylène de 150 microns, récupérées auprès de nos voisins éleveurs - voir photo ci-contre)
Le reste des cultures est travaillé avec des binages réguliers en début de cycle (quand les adventices présentent une menace pour la culture en place), pour finir par implanter un engrais vert avant la fin de la culture, ou enchaîner avec la culture suivante (techniques de tuilage : la nouvelle culture est semée/plantée avant la récolte de la culture précédente).
La possibilité de laisser les adventices occuper le terrain est réservée aux rares cas où l'avancée de la saison sèche ne permet pas d'implanter une culture d'été ni un engrais vert; mais en réalité, dans ces conditions de manque d'humidité, les adventices se développent très lentement, ce qui fait que la reprise de la parcelle pour la culture suivante est assez facile.
L’utilisation des engrais verts est l’un des points sur lesquels le manque de matière organique nous a permis de nous améliorer considérablement ces dernières années. Aujourd'hui, ils constituent l'un des piliers agronomiques de notre système. Leurs avantages sont multiples : ils nous permettent de créer cette matière organique qui servira à fertiliser et à pailler nos cultures sur la même parcelle. De plus, ils occupent un espace qui de ce fait ne peut plus être colonisé par les adventices : en somme, il s’agit de choisir les « mauvaises herbes » que l’on veut cultiver en fonction de leurs qualités spécifiques (générer de la biomasse, fixer de l’azote, décompacter le sol, etc.)
Sur la photo ci-contre: engrais verts d'hiver, peu avant leur desctruction au mois d'avril (mélange céréales / vesce)
Les engrais verts permanents, surtout la consoude de Russie (bocking 14 - voir photo ci-contre) et les nouvelles pousses d'arbres conduits en têtards, tels que le frêne, le sureau et le peuplier, servent également à produire de la biomasse sur la parcelle ou à proximité, dans des zones marginales impropres à l'agriculture.
Le reste des apports de matière se réduit à environ 3 T de compost de fumier de cheval, utilisé dans le plan de rotation pour les cultures exigeantes telles que la pomme de terre, tomate, courgette et courge.
Nous ne l'étendons pas sur toute la surface occupée par la culture, mais nous le concentrons dans le trou de plantation ou sur la ligne, ce qui nous permet de réduire la quantité totale de compost utilisée.
Donc, en résumé, voici l’ensemble des stratégies qui nous permettent de gérer les cultures avec peu d’apport de matière organique extérieure, tout en se passant à la fois d’irrigation et d’un travail mécanique de préparation du sol:
- une implantation précoce des cultures, le plus tôt possible dans la saison et en utilisant des protections appropriées (toiles de forçage P17 ou mini-tunnels nantais) afin de tirer parti de l'humidité du sol et de prendre de l’avance sur les adventices;
- la maîtrise des adventices au moyen de binages aux premiers stades de développement desdites adventices, en privilégiant des cadres de plantation suffisamment réduits pour limiter l’espace disponible pour les adventices quand notre culture parviendra à sa phase semi-adulte ou adulte (par ex : patate ou haricot)
- utilisation maximale d'engrais verts entre deux cultures (essentiellement féverole, avoine et vesce en saison d’hiver-printemps et sarrasin en saison d’été), ce qui nous permettra de « choisir les mauvaises herbes » et de reprendre la parcelle plus facilement pour implanter la culture suivante (parcelle plus « propre ») ;
- concentration du paillage sur certaines cultures qui en bénéficient le plus (tomates, courges), ou pour lesquelles la gestion des adventices par le binage serait compliquée (courgettes)
- la localisation des apports de compost dans les trous ou les sillons de plantation, en réduisant les quantités nécessaires et l'introduction éventuelle de graines d’adventices dans notre système;
- mise en place d’engrais verts pérennes, pour optimiser la production de biomasse tout en réduisant le travail de gestion des espaces marginaux (je rappelle que nous n’utilisons aucun outil thermique comme la tondeuse ou la débroussailleuse).